L'Occident chrétien face au monde arabo-musulman
Professeur dhistoire médiévale à lUniversité de Poitiers et ancien membre de la Casa de Velàsquez, Philippe Sénac dissèque et dissipe les confusions entretenues sur les relations entre lOccident et lIslam au Moyen Age.
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Philippe Sénac dirige léquipe « Aquitaine-Espagne-Mondes méditerranéens » du CESCM. | Souvent antagonistes, les rapports entre la civilisation chrétienne et la civilisation arabomusulmane au Moyen Age demeurent profondément ancrés dans les consciences. A lexemple de la bataille de Poitiers, mythe fondateur de lidentité française, limaginaire chrétien a façonné le musulman comme une figure antéchristique et démoniaque. A rebours de cette stéréotypie, tristement actuelle, lanalyse de Philippe Sénac démystifie et démythifie largument du « choc des civilisations ».
Initialement, quest-ce qui a motivé votre intérêt pour les relations entre lOccident médiéval et le monde arabo-musulman ?
Cet intérêt est lié à trois motifs principaux. Le premier est avant tout dordre esthétique : la civilisation musulmane est fascinante, tant dun point de vue artistique que dun point de vue culturel. Les vestiges quelle a laissés suscitent lengouement. Par ailleurs, il est très important pour un médiéviste détablir des comparaisons avec dautres civilisations car elles permettent de mieux saisir comment fonctionne la société occidentale au Moyen Age. Le regard de lautre constitue un apport essentiel dans la compréhension de la civilisation chrétienne. Jévoquerai enfin un troisième motif, plus circonstanciel : dans le contexte actuel, il me semble plus que jamais urgent de dissiper un certain nombre de confusions ou damalgames, comme lassociation abusive entre musulman et arabe, et il est de notre devoir de mieux connaître le monde de lislam pour éviter toute tension et oeuvrer pour lentente.
Ces amalgames sont-ils alimentés par lutilisation de largument du « choc des civilisations » ?
Ce sont, en effet, des thèmes qui sont aujourdhui largement utilisés en ce sens que lon récupère les conflits du passé. Or, si lHistoire explique tout, elle ne justifie absolument rien. Mieux, il serait excessif daffirmer que les rapports entre lIslam et lOccident médiéval furent systématiquement conflictuels. Ces relations nont pas été uniquement marquées par la guerre puisquil y eut également des contacts beaucoup plus pacifiques, quils soient culturels, diplomatiques, scientifiques ou économiques. Limportant est de mieux connaître lAutre, or la place quon lui réserve est souvent réduite alors que le monde de lislam fut très étendu. Il y a là une disproportion inadmissible. Par exemple, au début du XIe siècle, la monarchie capétienne est un royaume minuscule qui sétend sur lIle-de-France alors quà la même date, le monde musulman sétend de lIndus jusquà lAtlantique. Il y a là une échelle de valeur à respecter et il est souvent difficile dadmettre que notre Occident a fait lobjet de recherches nombreuses et très pointues alors que des territoires entiers du monde musulman restent encore inexplorés. Jessaie, en tant quenseignant, de promouvoir cette recherche mais la tâche est difficile car pour un étudiant médiéviste, il faut connaître le latin mais aussi larabe et cet apprentissage est dur, dautant que la tentation de choisir des thèmes de recherche plus proches est forte. Souvrir sur le monde arabomusulman signifie aussi un engagement matériel car il faut se déplacer. Souvrir. Or, le grand péril pour la pensée historique consisterait à senfermer dans des cadres régionaux qui oblitèrent des réalités extérieures. Il faut se débarrasser de lidée selon laquelle le monde médiéval chrétien est un univers qui a vécu replié sur lui-même. Imaginer que les hommes du Moyen Age ne circulent pas ou quils soient restés confinés à lintérieur dun terroir ou dune seigneurie serait une grave erreur. Surtout, au moment où se développe lEurope, la mondialisation, il serait presque contraire au « sens de lhistoire » de senfermer dans des cadres limités. Je crois que louverture sur les autres civilisations est nécessaire et primordiale car elle permet à lhistorien de relativiser : or, si lon observe les manuels scolaires, on accorde une part très réduite aux autres civilisations du Moyen Age. Ce désintérêt est dautant plus grave que ces civilisations ont été nettement plus riches que lOccident médiéval : humilité oblige et je cite souvent cette phrase de Georges Duby dans le Temps des Cathédrales : « Tel est lOccident de lan mil. Rustique, il apparaît, face à Byzance, face à Cordoue, très pauvre et très démuni. »
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Détail de la grande frise de la chapelle des templiers de Cressac (Charente) datant de la fin du XIIe siècle. Ces peintures évoquent la vie des croisés, notamment la bataille de Bocqué, en 1163, au cours de laquelle Nur ed-Din fut vaincu alors quil tentait dattaquer le Krak des chevaliers. | Quel regard portait lOccident chrétien sur lIslam ?
LIslam est toujours resté méconnu et na guère suscité dintérêt à quelques exceptions près. Cest dailleurs plus souvent du musulman que de lIslam dont on parle. Globalement, on peut distinguer trois phases dans le regard que lOccident médiéval a porté sur lIslam. La première fut le fruit dune expérience malheureuse. Elle est liée au fait que le premier contact fut guerrier et lié à la grande expansion arabo-musulmane des VIIe et VIIIe siècles. Ayant conquis par la force lAfrique du Nord, où résidaient des communautés chrétiennes, puis la plus grande partie de la péninsule Ibérique, les musulmans se sont ensuite lancés dans des raids et des expéditions militaires en Gaule et cette expansion a profondément marqué les consciences occidentales. La nature conflictuelle de ce contact initial a lourdement pesé sur limage et la représentation que lon sest faites de lIslam ou des musulmans. LAutre fut dès lorigine perçu comme un ennemi, un adversaire, non comme le tenant dune religion monothéiste. De la sorte, dans un premier temps, ceux que lon nomme les Sarrasins ou les Ismaélites sont mis sur le même plan que les autres peuples ennemis du monde franc, Saxons ou Normands. Ils constituent des nations perfides, sans que la différence religieuse soit effectivement perçue. Par la suite, et plus significativement après lan mil, cette différence religieuse est prise en considération et lIslam, à la lueur des textes grecs, est considéré comme une hérésie. A cette époque, lOccident chrétien se trouve dans une phase dexpansion marquée par un vif essor démographique et économique. Au moment où il se lance dans une vaste expansion militaire en Méditerranée, en Espagne, en Sicile et au Proche-Orient, limage négative de lAutre devient véritablement fonctionnelle. Le discours se radicalise et le musulman est érigé en ennemi du christianisme. La polygamie et le fait que le prophète Muhammad ait eu de nombreuses épouses conduisent à associer lIslam à un monde de luxure. Cette association semblait dautant plus pernicieuse quà la même date se développait la promotion du mariage chrétien et de la monogamie. La lutte armée fut confortée par un discours rigoriste contre lIslam, durant les XIe et XIIe siècles, et cest à cette date que surgit limage dun Islam agressif et dangereux contre lequel il faut lutter. A partir du XIIIe siècle, on entre dans une troisième phase qui se caractérise par le déclin des croisades et la résistance de lAutre. Devant les échecs militaires, on commence à envisager linfidèle comme un guerrier pourvu de qualités et tout aussi noble que le chevalier, à limage de Saladin. On échange avec les musulmans et on commence à comprendre que lIslam est une civilisation dépositaire dune culture très riche. Par ailleurs, comme les tentatives de conversion échouent, le discours perd progressivement de sa virulence. A partir du XIVe siècle, lOccident est confronté à dautres problèmes la peste, la guerre de Cent Ans et il se désintéresse peu à peu de lIslam. Surtout après 1492, où lindien devient à son tour un élément de fascination. Le musulman nest plus véritablement un objet détude ou dangoisse et, à la fin du Moyen Age, il a cessé dêtre diabolisé, même si au XVIe siècle encore Luther se dresse contre les Turcs quil associe à des diables.
Quelle réaction la naissance de lIslam a-t-elle suscité en Occident chrétien ?
Lécho fut longtemps nul. En examinant des sources telles que le Liber Pontificalis (le récit de la vie des souverains pontifes), on se rend compte quil ny a eu que de très rares mentions des musulmans au cours du VIIe siècle. On évoque des raids en Sicile, la présence des Sarrasins en Afrique du Nord, mais il ny a quasiment pas dallusions aux musulmans. Ce nest quà partir du moment où lIslam pénètre en Espagne, et davantage encore en Gaule que, sentant le danger sapprocher, les chroniqueurs vont signaler la présence des musulmans et commencer dévoquer les raids et les ismaélites, en utilisant un vocabulaire biblique. Un premier tournant sopère avec la conquête de la Sicile à partir de 827 puis après 846, lorsque Rome va être frappée par les musulmans de lAfrique du Nord. Devant la collusion de certains chrétiens avec linfidèle, le pape Jean VIII lancera même un appel au secours à Charles le Chauve mais, avant cette date, les allusions à lIslam dans les sources latines restent faibles. Avant cette date, et malgré le clivage politique et religieux, les souverains francs et les musulmans nont pas craint de pactiser, de nouer des alliances, déchanger des ambassades, à limage des relations entretenues par Harun al-Rashid et Charlemagne ou encore des tractations entre les Carolingiens et les Omeyyades de Cordoue.
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Frise située à la droite du portail de la cathédrale Saint-Pierre dAngoulême (XIIe siècle), qui illustre La Chanson de Roland. Selon Philippe Sénac, cest la première intrusion connue des Sarrasins dans lart occidental. |
La bataille de Poitiers na-t-elle pas joué un rôle dans cette représentation occidentale ?
La bataille de Poitiers marque surtout un tournant dans lhistoire des rapports entre la monarchie franque et la papauté. Rome commence à comprendre que Charles Martel, le maire du palais, peut se substituer au duc dAquitaine pour défendre ses intérêts face aux Lombards. Après 732, le souverain pontife va se tourner vers les Francs et cest ainsi que naîtra lalliance entre lEglise et la monarchie franque. Cette alliance saffirme en 751 avec le premier sacre de Pépin le Bref, ce qui fait quindirectement on pourrait presque dire que, bien malgré eux, les musulmans ont en quelque sorte rendu service à la monarchie carolingienne. |
Bronze de Théodore Gechter (1833) célébrant la victoire de Charles Martel. Musée Sainte-Croix de Poitiers. |
Comment expliquer limportance de 732 ?
Limportance de la bataille de Poitiers doit être interprétée à différents niveaux. Il est vrai quà partir de 732, les musulmans ne vont plus jamais mener de raids en direction de lAquitaine. Le versant aquitain se ferme et les offensives musulmanes vont se dérouler du côté de la Méditerranée. Mais Poitiers ne met pas fin à la menace puisque Narbonne, tenue par les musulmans, ne tombe quen 759. Les vraies raisons de limportance de cette bataille sont ailleurs. Dans la Chronique Mozarabe, la source la plus détaillée relatant cette bataille, un moine espagnol, sans doute de la région de Cordoue, utilise pour la première fois le mot « européen » pour qualifier les combattants du Nord face aux envahisseurs musulmans. En ce sens, lépisode marque une frontière et fait naître lEurope sur une base religieuse, chrétienne. Plus tard, lhistoriographie et les manuels scolaires du XIXe siècle valoriseront la victoire de Charles Martel au moment de lexpédition dAlger. Lorsque débute la conquête de lAlgérie, sous la monarchie de Juillet, on met en avant cet épisode. La propagande officielle sen mêla même comme le montre le tableau de Charles Steuben, peint vers 1837, ou encore un bronze commandé par le ministère du Commerce et de lIndustrie à un sculpteur nommé Théodore Gechter pour célébrer la victoire chrétienne. Lobjet se trouve au musée de Poitiers et fut commandé à lartiste pour la somme de 3000 francs. Tout cela soutient lexpansion coloniale et justifie la présence française en Afrique du Nord. Par la suite, sous la Troisième République, la bataille de Poitiers devient lune des dates fondatrices de la nation française. Elle illustre dans les manuels la capacité des Français à repousser une invasion étrangère. Implicitement, il sagit là dune référence à la menace allemande.
Notre vision actuelle de lIslam reste-t-elle dépositaire des représentations de lOccident médiéval ?
Lactualité le montre assez bien : la rencontre entre lOccident et lIslam sapparente à un rendez-vous manqué dans la mesure où ce rapport fut essentiellement conflictuel, avec des luttes aussi âpres que la reconquête, les croisades, puis avec le phénomène de la piraterie et des barbaresques. Lapport de lAutre a été négligé et cette situation a engendré une méfiance encore aggravée par des tensions comme la guerre dAlgérie ou les attentats. Il est clair que les combats, le clivage religieux et limage dun ennemi luxurieux, brutal, hérétique ou diabolique ont été à lorigine dun racisme dont les traces perdurent dans les mentalités. Outre les démons des chansons de geste, on peut citer lexemple des Grandes Chroniques de France qui, à la fin du XIVe siècle, sont illustrées par des miniatures sur lesquelles les musulmans sont représentés comme des diables ou comme des individus aux traits grossiers, à la peau sombre, au nez épaté, portant des barbiches à la manière de chèvres, biques bicots. Ces éléments ont la vie dure. La radicalisation des discours contre lIslam transparaît également dans les noms adoptés par certains groupes dextrême droite, je pense notamment à lun deux, autrefois baptisé « Charles Martel ». Tout ce qui met en conflit les chrétiens et les musulmans au Moyen Age reste profondément ancré dans les consciences et la richesse de la civilisation arabo-musulmane sefface encore devant les croisades. Ce nest que depuis peu de temps que lon redécouvre, à grand renfort dexpositions et de livres, un autre passé. Pour sen convaincre, on peut également citer le mot malheureux de « croisade » prononcé récemment par un chef dEtat, pour suggérer la réaction occidentale à légard de certains mouvements islamistes. Finalement, ce type de discours tend, encore une fois, à utiliser lhistoire et à oblitérer les échanges et les contacts pacifiques avec la civilisation arabo-musulmane.
Entretien réalisé par Boris Lutanie pour L'ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES N° 61 (Été 2003) |